Une des difficultés principales du travail d’uke est de permettre à l’autre de travailler et de progresser sans pour autant le corriger ou bien le bloquer. Comprendre le sens du travail d’uke, c’est aussi comprendre les principes mêmes de l’aïkido
Par Paolo Narciso (article provenant du site: www.aikidoka.fr).
Un des aspects les plus originaux de l’aïkido par rapport aux autres arts martiaux est la nécessité de la relation. Tori et uke sont tous deux acteurs de créativité dans la forme technique et de manière plus générale sont co-responsables de la réussite d’un bon travail.
Dans la psychologie humanistique, il y a une idée fondamentale selon laquelle, hors des lois scientifiques, un plus un font trois. C’est-à-dire que la rencontre entre deux individus produit un troisième sujet : la relation même. L’aïkido, par définition, fonctionne de la même manière, et la seule et unique unification possible se trouve dans la relation avec l’autre. La question est : quelle relation sera possible entre deux individus qui mettent au centre de leur travail le fait de montrer à l’autre ses défauts et, pire encore, ce qu’ils jugent être une bonne technique ? Très souvent on voit uke bloquer tori et l’empêcher de développer ses propres erreurs, alors que nous ne pouvons apprendre que de ces dernières. Expliquer une technique avant que notre partenaire ait tout essayé pour la reproduire seul n’est pas une manière intelligente de gérer la relation. On prend la place de l’autre et de sa propre intelligence corporelle : l’équilibre grâce auquel on peut s’unifier à l’autre est cassé par notre ego. De plus, la critique est très facile, donc par définition, hors du domaine du budo : celui-ci n’est jamais composé de choses faciles, mais d’actions simples. Or la simplicité consiste à rester dans la relation avec l’autre, en jouant le rôle de miroir lui renvoyant sa propre image. Un miroir ne bloque pas, n’aide pas, mais suit simplement et montre à l’autre sa manifestation au monde. C’est pour cette raison que dans le budo traditionnel, c’est le plus expert des deux qui sert d’uke, parce qu’il peut tout accepter sans se blesser et peut, en gérant la relation sans intervenir, être le simple reflet de l’autre et de sa manière de travailler. Il y a une grande différence entre montrer une erreur et maîtriser l’art de laisser l’autre la découvrir tout seul. Même dans le travail kotai (un travail plus statique), si on a bien compris le rôle d’uke, on proposera une résistance intelligente et positive, qui n’augmentera pas pour bloquer l’autre s’il se trompe de direction ou s’il travaille en force. Notre saisie sera stable mais souple, et notre corps prêt à bouger et à répondre au moindre signal qui nous sera donné. En japonais, cette attitude de disponibilité dans la relation est liée à un état mental qui souvent s’exprime avec les mots mu-ga mu-shin, absence d’ego et esprit vide (ou esprit sans jugement).
muga mushin,
Absence d’ego, esprit vide
Quand uke bloque tori, quand il s’occupe de le corriger sans arrêt, de l’empêcher de développer son propre mouvement, il montre qu’il ne sait pas où placer son esprit, qu’il n’est pas vide et donc qu’il n’est capable que de réfléchir sa propre image : la relation est cassée et l’unification impossible. Sur le plan éthique, mu-ga mu-shin trouve sa propre réalisation dans le concept de makoto (sincérité). Quand Uke a nettoyé son esprit (comme un miroir) et, sans jugement, offre à l’autre une vision claire de lui-même, il a acquis la sincérité nécessaire pour créer la relation et donner à l’autre la seule chose utile: la disponibilité. Trop souvent, cette sincérité a été mal comprise. Il n’y a aucune sincérité dans l’attitude vexante des uke qui, pétrifiés, ne permettent pas à tori de bouger (ce qui est encore pire lorsqu’il est débutant). La seule immobilité productive dans l’Aïkido est celle de « l’esprit inamovible » (fudoshin) qui doit toujours contrôler notre ego, mais cette immobilité ressemble plus à celle du lit d’un fleuve, dans lequel l’eau coule sans obstacle, qu’à celle d’une pierre qui en bloque le mouvement naturel. Le lit soutient, accélère ou ralentit l’eau, elle, lentement, en creuse la profondeur. Le fleuve ne peut exister que là où l’eau et le lit ne font qu’un Tori et uke sont indissociables. L’esprit d’uke doit être similaire à l’eau dans un autre sens aussi, il doit aspirer à mizu no kokoro, « l’esprit comme l’eau ». Celui qui a acquis mizu no kokoro est à la fois dans un état de calme total et sensible à toutes les stimulations, comme l’eau qui est sensible au plus petit des souffles du vent. Aucune montagne ne peut se refléter dans un lac perturbé, quelle qu’en soit sa grandeur. Si l’esprit d’uke n’est pas immobile, donc, il ne sera capable de montrer à l’autre aucune image de soi.
Mizu no kokoro
L’esprit de l’eau
C’est le sens le plus profond du travail d’uke : recevoir et redonner sans rien ajouter, si ce n’est la sincérité. C’est l’acceptation inconditionnée de l’autre, sans jugement. Il existe une célèbre calligraphie de Hakuin (1685-1758) où, à côté du visage de Bodhidharma, le grand maître zen a écrit : « Enchanté de faire votre connaissance : je n’ai rien à vous dire ! ». Sans doute Hakuin connaissait-il l’esprit de l’Homme, assurément, il eût été aussi un uke formidable.