Mardi xx xxxxxxx 2016 – 21h30 – Dojo de Marcq-en-Baroeul
Et le Senseï d'ajouter « et là on retrouve Shiseï ... » je le vois regarder l'audience dubitative à travers ses lunettes. Il se demande si les pratiquants ont compris, surtout ceux qui ont râté les 43 derniers cours.
Il fait déjà chaud, nous avons du mal à nous concentrer, déjà deux heures que nous sommes sur le tatami et il reste encore 30 minutes de cours. Je ne sais plus qui je suis, que fais-je et pourquoi ? Et voilà maintenant que le chef nous parle d'un fameux Shiseï dont nous n'avions même jamais entendu entendu le nom jusque là. Et cette question qui me vient ? « Mais c'est qui Shiseï ? ».
Un instant se passe, puis regardant ma partenaire à ma gauche - « Eh... mais c'est qui Shiseï ? ». Elle me regarde d'un air curieux puis lève les yeux au ciel. Qu'est ce que cela peut bien vouloir dire ? Est-elle, elle, aussi perdue que moi dans les méandres de la recherche ou bien ma question dépasse-t-elle l'entendement de la raison et, d'une subtilité toute féminine, m'exprime-t-elle sa consternation face à une telle demande ?
Ni une ni deux, je me tourne vers mon partenaire de droite. Je lui pose la même question. Il travaille dans la police, normalement il devrait-être bien renseigné, pensais-je. Mais le voilà, qu'assis en tailleur il se retourne soudainement vers moi, les yeux ronds et l'air étonné. Il gonfle ses joues et fait sortir de sa bouche un son équivoque qui exprime tout son dépit face une telle question.
CLAP ! Un claquement de main ? Mince ! ça y est il faut pratiquer et en plus je n'ai pas vu la fin de la technique. Me voilà comme un rond de flanc au milieu du tapis. Vite ! Trouver un partenaire. Nous sommes nombreux ce soir, quelqu'un devrait bien être au courant.
Me voilà en face d'un débutant, ceinture blanche, l'air costaud. Nous allons commencer et au moment ou il me saisit le poignet je lui pose la fameuse question : « Au fait, tu sais qui c'est Shiseï toi ? ». Il se bloque et lève un sourcil. Et tout d'un coup le voilà qui se détend. Il me lâche la main. Son visage s'illumine d'un sourire. Je me dis « Rah la chance ! il sait ; je vais enfin connaître la vraie identité de ce fameux Shiseï ». Mais le voilà qui monte les épaules puis la paume de ses mains vers le ciel. Incroyable, serait-ce une nouvelle forme de garde ? Je prends du recul et … malheur ! Il a juste haussé les mains et les épaules. Ce n'est pas une technique ! C'est un simple geste de compassion et d'ignorance face à ma demande. Il faut se rendre à l'évidence, il ne sait pas.
« CHANGEZ ! » Déjà ? Il faut changer de partenaire. Ce coup-ci je suis prêt. Vite je me retourne et vois un gradé plus avancé. Ceinture noire, des dizaines d'années d'expérience. Cette fois, c'est sûr je vais savoir. Depuis tout ce temps il a bien dû le croiser au moins une fois ce Shiseï. J'arrive devant lui et lui pose la fameuse question. Étonnamment il n'a pas l'air décontenancé. En revanche il se pince les lèvres et je sens poindre en lui une sensation étrange. Du stress ? De la peur ? Il n'a pas l'air rassuré en tout cas. Il semblerait qu'il a déjà eu affaire à lui. Mais cela se serait-t-il mal passé ? Shiseï serait-t-il peut-être moins sympa qu'il n'en a l'air ? Il me répond. « Je vais essayer de te le montrer. Mais c'est avant tout une question de posture ».
Révélation ! Il va me le montrer ? Cela veut dire qu'il est parmi nous ? Tout ceci n'a aucun sens. Pourquoi le Senseï en aurait parlé comme d'un absent s’il est présent ? Mais le voici qu'il commence à exécuter la technique. Je le sens tendu. Le poids des années n'a pas arrangé les choses. Souplesse, conditions physiques, articulation, il a connu des jours meilleurs. Mais je le sens qui essaye de s'appliquer malgré le fait qu'il est en train de m'arracher le bras. Au bout de quatre techniques je me relève. Il me dit « Alors ? Tu l'as senti ? » Senti ? Alors Shiseï aurait-il une odeur. Et surtout laquelle ? Je n'y comprends plus rien. Moi je sens surtout la sueur des pratiquants et la chaleur du dojo. Je le lui dis. Il explose de rire. Puis s'arrête net, les lèves tremblantes et la larme à l'œil. Il se retient, mais qu'est-ce … ?
Je sens une présence dans mon dos. Une puissance lourde d'autorité. Un pas assuré et un regard perçant, froid et sérieux. Serait-ce lui ? Enfin ? Il était derrière moi depuis le début. Une voix : « Alors, ça rigole bien ici ? »
Je me retourne. Ce visage, ces lunettes, cette peau bronzée et ces cheveux poivre et sel. J'ai cru que c'était Shiseï mais non. C'est le Senseï !
Il me regarde. Calmement. Nous nous faisons face sans un mot. Il tend sa main vers moi. C'est le signe ! Je dois l'attaquer. Je fais de mon mieux. C'est physique. Il dégage une puissance folle. Je vois ses pieds ancrés, ses genoux pliés, son buste droit et son regard foudroyant. Il est détendu. Je vole. Je traverse le tatami à plusieurs reprises comme un fétu de paille. Heureusement mes ukemi (chutes) me servent d'assurance. Je me relève. Nous nous regardons. Sans un mot il va partir. J'hésite à lui poser la question vu la réaction de mes autres partenaires, le mettrais-je lui aussi en porte-à-faux ? Non ! Il faut que je sache ! Ne serait-ce que par principe. « Mais comment on peut trouver Shiseï ? » Il me regarde et sourit. Il pose sa main doucement sur mon épaule. « Et bien c'est très simple. C'est une question … d'attitude ». Il tourne les talons et s'en va sans un mot de plus.
« YAME ! »C'est la fin du cours. Nous retournons nous asseoir. Je reste avec cette dernière phrase en tête. « Attitude » … « C'est une question d'attitude ». Qu'est ce qu'il a bien voulu dire par là. Pourtant, le Senseï, il a l'air de bien le connaître ce Shiseï. Et apparemment il est ici dans ce dojo avec nous. Avec nous tous ! Je regarde à gauche, à droite, dans le miroir. Non rien à faire, que des visages pourtant familiers mais aucun invité, aucun nouveau qui se serait présenté comme s'appelant Shiseï.
Et puis je réfléchis. Une idée me vient à l'esprit. C'est bizarre. Shiseï ça fait très japonais comme nom. Japonais... Attitude...Rencontre... Pour rencontrer Shiseï il faut avoir l'attitude d'un japonais ?
Ça n'a aucun sens. Des japonais, il y en a plein, ils ne sont pas tous uniformes. Je ne sais plus, je suis perdu. Mon regard se perd dans le vide. Je me vois dans le miroir du Dojo assis en Seiza avec tous les autres pratiquants. Puis mon regard se dirige vers l'horloge puis à gauche sur … le portrait de O Senseï. Un japonais ! Lui c'est sûr il devait connaître Shiseï. Alors c'est peut-être ça. L'attitude de O Senseï, c'est ce qu'il faut pour rencontrer Shiseï ? Mystère. On va continuer de chercher.